discours 40 ième anniversaire
Documentation photographique Musée Peugeot
Croquis de l’auteur
Paul VIÉRIN Journée amicale du 26 septembre 2008
Pour le quarantième anniversaire du lancement de la 504, les organisateurs ont cherché une personne qui ait participé activement à son étude et à sa mise au point. Parmi les dirigeants retraités, ils ont trouvé un vestige de cette période, encore en état de marche. Ils lui ont demandé de rassembler ses souvenirs. Le voici devant vous.
J’ai fait ma carrière dans les services d’études et de développement de Peugeot. En 1968, j’étais responsable du secteur transmission aux Etudes Mécaniques. J’ai pris la direction de cette unité trois ans après. C’est dire que j’ai baigné dans l’étude de notre véhicule.
Pour l’AG de l’Aventure Peugeot le 13 mai dernier, M. Loubet, avec maestria, a brossé un tableau économique et industriel et évoqué le succès de la 504. Je ferai plus dans l’anecdote.
Cadrage initial
1968 donc, naissance de la 504. Une année riche en évènements, pas seulement le mois de mai… Que retenir ? Le triplé de Killy aux JO de Grenoble. L’assassinat de Martin Luther King. Le printemps de Prague. Mais aussi les Shadocks à la télé. Et, pour les amateurs que vous êtes, le décès de Jim Clark.
Dès 1964, la 504 est élaborée par l’équipe dynamique qui venait de lancer la 204. Il fallait partir de la 404, et monter d’un cran dans tous les domaines. Le 5 en premier chiffre situait sans équivoque la voiture au plus haut de la gamme moyenne. Une opération de marketing avant la lettre.
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Cette 504 arrive dans un climat contrasté. Un parc automobile français déjà bien garni : 2 ménages sur 3 ont une voiture. En moins de 20 ans les ventes annuelles ont été multipliées par 7,5 ! Il y a des bémols : le préfet de police de Paris veut créer une taxe de péage sur le stationnement. Bonne idée ! Et surtout le taux de TVA sur les voitures neuves va passer à plus de 33%. Excellente idée ! Une mesure provisoire. On sait ce qu’il en est advenu.
Histoire du projet
Je ne vous imposerai pas d’exposé technique. Vous connaissez suffisamment le sujet. Nous allons plutôt nous raconter des histoires. A son lancement, la 504 n’a pas de rétroviseur extérieur. Elle attend 2 ans avant d’avoir des ceintures de sécurité à l’avant. | ![]() |
Dans les années soixante, chez Peugeot, comment fonctionnent les études ? Elles se composent de deux entités géographiques. Le centre d’études, de recherches et d’essais de la Garenne, consacré au long terme, et la direction des études, laboratoires et essais de Sochaux chargée de l’industrialisation. Ces deux organismes, complémentaires dans le temps, sont souvent rivaux. La direction générale y trouve plutôt avantage. Cette émulation inconfortable lui donne la quasi certitude d’avoir un résultat valable. La méthode n’a pas survécu à la compression des délais.
En 1964, que propose la Garenne ? Une voiture que vous ne connaissez pas. Elle est dotée d’un moteur essence 4 cylindres incliné à 30°, à bloc-cylindres en alliage léger. Le train avant est à double triangle et la suspension arrière entièrement inédite. C’est un train à élément porteur unique horizontal avec interaction gauche-droite.
Les remises en cause de Sochaux conduisent à la voiture que vous connaissez : moteur à bloc fonte incliné à 45°, train avant Mac Pherson, train arrière à roues indépendantes et bras « tirés » en tôle. Le pragmatisme avait prévalu. |
![]() Train arrière 504 berline |
Les ingénieurs d’études débutaient alors comme dessinateurs. Ils n’hésitaient jamais ensuite à reprendre le crayon. C’est ainsi qu’en 1965 j’ai effectué ma dernière mission de dessin. Laquelle ? L’élaboration du plan au 2/5 de l’ensemble des organes mécaniques de la 504. Il s’agissait, dans une voiture d’1,796 m de long et de 67,6 cm de large, sur la planche, de s’assurer que tout était là. Et surtout qu’il n’y avait pas deux choses au même endroit. La conception assistée par ordinateur a relégué le calque, le crayon, le tire-ligne, la planche à dessin et le 2/5 au rang des antiquités. La 504 et moi, nous nous sommes donc intimement fréquentés, un peu oubliés depuis.
Et si nous disions maintenant un mot du style ? Le Centre Style de Peugeot était un sanctuaire peuplé d’une faune extraordinaire. C’est encore vrai. Un styliste se doit d’afficher une allure particulière. Avec un parler spécifique, un sabir qui emprunte beaucoup à l’italien et à l’anglais. Le geste est capital. Le styliste qui vous parle esquisse toujours de la main quelque chose dans l’espace. L’œil suit la main…
En ce temps-là, tout ce monde vit dans une certaine pagaille. Des tables encombrées de croquis. Par-ci par-là des ébauches, des morceaux de voiture dégrossis sur des squelettes en bois. Il règne une bonne odeur de glaise. Dans ce décor, en partant d’esquisses impersonnelles, la 504 mûrit peu à peu. Ce n’est au début qu’une 404 arrondie d’un peu partout. Une double gestation concurrente est poursuivie par Pinin Farina et la Garenne.
Au final, quelles vont être les nouveautés ? Deux apports fondamentaux : un dessin original de phares, départ d’une évolution géométrique continue. Les projecteurs de la 308 en sont les derniers héritiers. |
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Deuxième particularité : le coffre brisé, accompagné d’un traitement original des feux arrière.
Les stylistes aimaient fixer leur travail dans une maquette très détaillée au 1/5, donc d’environ 90 cm de long. J’ai retrouvé plus tard celle de la 504 à la Grande Armée, dans la salle de réunion de la DG au neuvième étage.
Première ébauche du coffre brisé, au dessus d’une étude non retenue
Avec ces deux traits de caractère et ses rondeurs, la 504 dégage une impression de robustesse et de solidité. Aussi celle d’une certaine placidité. Nous l’avions familièrement surnommé la « Mémère ». Les versions les plus musclées et les rallyes n’y ont rien changé. Saluons au passage l’East African Safari, où en 1973 le copilote d’Anderson était un certain Jean Todt. On allait beaucoup en parler chez Peugeot. Avant qu’il n’aille rejoindre le cheval cabré.
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La vie du produit
Comme toute berline de base, la 504 a ses dérivés. D’abord le break et la familiale, baptisés dérivés longs du fait de leur encombrement.
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Il y a ensuite la camionnette bâchée. Elle prend dans le monde la relève de son aînée de la famille 404. La T5 devient à son tour la « Pigeot », la bête de somme africaine.
Ces trois véhicules dérivés connaissent les derniers soubresauts du pont arrière rigide.
Et puis il y a les enfants au sang bleu, le coupé et le cabriolet, incarnant le meilleur du talent de Pinin Farina. Un exploit réédité depuis par le coupé 406.
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Ces belles plantes sont cultivées avec amour par beaucoup d’entre vous.
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En 1975 elles reçoivent le moteur six cylindres Peugeot-Renault-Volvo. Il a mal résisté au choc pétrolier. Une anecdote peu connue : L’autoroute du Soleil existe déjà, mais pas les limitations de vitesse. Imaginez un cabriolet un peu modifié, équipé d’un moteur destiné aux 24 heures du Mans et d’un gros réservoir. Il permet à un pro de la compétition de déguster un café-croissant bien mérité sur la promenade des Anglais à 9 heures du matin alors qu’il avait pris l’autoroute en sortant de Paris à 4 heures. Pari gagné, le matin on roule mieux. A 200 à l’heure de moyenne, il avait été surtout gêné par les bruits de capote. Et il fallait « guidonner » dans les virages du Morvan…
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Le six cylindres ZM
Voulez-vous un brin d’humour ? Voici une histoire de la période franco-suédoise. La langue de travail était un mauvais anglais impropre aux nuances. Les Suédois avaient un joker, un ingénieur suisse-allemand au parcours mouvementé. Avant la Suède, il avait travaillé un peu partout. Très doué pour les langues, il avait acquis une connaissance solide de celles de tous les pays où il avait vécu. Il possédait correctement l’allemand, le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol, le russe et le suédois… Faisait des fautes de grammaire, jamais de faute de sens. Il disait qu’il estimait connaître une langue quand il était capable de raconter une histoire grivoise… Je le retrouve plus tard, de passage à Sochaux. Il me confie : « Vous savez, Monsieur Viérin, j’apprends le chinois… »
A l’image du Lion, la 504 a eu la peau dure. Pour l’essentiel, elle a achevé sa carrière en douceur une douzaine d’années après son lancement, poussée par la 505. Mais elle a poursuivi bien au-delà. Près de 4 millions de véhicules plus tard, elle a terminé des jours heureux sous des cieux exotiques, en Argentine et au Nigéria. Au total l’aventure aura duré près de 35 ans.
Hommes et méthodes aux Etudes
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En 1965, que sont les gens d’études ? Celui qui arrive au bureau d’études pénètre dans un microcosme conservateur, très structuré. Ceci tient aux caractéristiques professionnelles des dessinateurs comme à la culture d’entreprise. Voilà des gens qui ont facilement beaucoup de créativité et d’imagination au bout du crayon. Mais sont pour eux-mêmes hostiles au changement, capables aussi du comportement le plus casanier. |
Nous sommes alors environ 60. Le bureau d’études a ses codes occultes. Les réactions à la rupture de contrats tacites sont autant de farces de collégiens. Deux exemples : lorsqu’on le contrarie, surtout l’hiver, un des projeteurs fume des cigarettes à l’eucalyptus. D’où des protestations véhémentes… Un jour où le cossard de l’équipe avait été un peu loin dans des réflexions à la cantonade. Il retrouve tous ses crayons bien rangés, soigneusement cloués sur son bureau avec des épingles…
Il faut aussi mentionner les interventions d’un cadre, ex-projeteur sorti du rang à la force du tire-ligne, et ses démonstrations de poste de conduite dans l’allée centrale du bureau. L’élément-clé du dispositif est une chaise. L’intéressé la bascule et pose le dossier par terre. Apportant un volant, il s’assied ensuite sur l’angle de la chaise. Il allonge les jambes au-dessus du dossier et prend le volant à deux mains. En position de conduite, il ne lui reste plus qu’à développer ses théories sur l’inclinaison du volant ou sa hauteur, voire la position des pédales… Sa prestation favorite concerne l’axe de rotation du volant. Le conducteur regardant le volant doit avoir l’impression que l’axe en question passe entre ses deux yeux. Ce n’était pas absurde au temps des volants de grand diamètre et des directions sans assistance.
L’ingénieur d’études au sens large dispose alors pour sa mission technique de deux outils privilégiés : la règle de trois et son postérieur.
Le deuxième outil permet de vérifier la qualité des résultats du premier. Il est d’usage de considérer qu’il faut rouler au minimum 2 500km par mois pour l’étalonner et conserver une subtilité suffisante, apprécier le comportement d’une voiture. L’ordinateur a depuis détrôné le postérieur… et la règle de trois. | ![]() |
Bien sûr nous utilisions des moyens plus sophistiqués : photoélasticimétrie, accéléromètres, jauges de contraintes et j’en passe. Mais le réalisme restait toujours de rigueur. Avec une pointe d’intransigeance : Nous avions compris avant les autres que, dans la définition d’une nouvelle voiture, ce qui peut se faire de mieux est juste suffisant.
Les bons projeteurs possédaient une remarquable capacité de vision dans l’espace de ce qu’ils traçaient en deux dimensions. En aval des dessinateurs, le vérificateur des plans revoyait entièrement les tracés et repointait toutes les cotes et leurs tolérances. Un travail de fourmi jamais en défaut.
C’est l’occasion de mentionner un drôle de gaillard, un peu dérangé, qui avait la phobie des virgules. Il mettait à profit l’interruption de midi pour faire une incursion solitaire dans le bureau de dessin. Armé d’une lame de rasoir, il s’en prenait à tous les calques à sa portée. Il grattait systématiquement toutes les virgules des cotes des plans, ainsi multipliées par dix, voire par cent. Les dégâts identifiés, il fallut une enquête digne des meilleurs polars pour remonter jusqu’au coupable… Une psychopathie inexpliquée.
Hommes et méthodes aux Essais
Les essais de la 504 se réalisent encore dans une ambiance artisanale. Quel est alors le contexte ? Aujourd’hui, on développe une voiture presque sans prototypes réels, l’essentiel du travail étant dégrossi sur ordinateur. En 1965, il faut échelonner dans le temps une quinzaine de prototypes, précédés de « mulets », prototypes mécaniques partiels ou complets sur la base d’une voiture de série approchante, plus discrète. Suivent les préséries. A part quelques bancs d’essai, Peugeot ne dispose d’aucun équipement spécialisé. Avoir recours à Montlhéry est long et scabreux. Donc réservé pour des campagnes précises et limitées. Tous les autres essais se font sur route ouverte. De jour, la confidentialité impose de rouler dans des endroits reculés. Le plus souvent le travail sur les voitures dites à la forme se fait de nuit. On va jusqu’à les doter de phares blancs et de plaques d’immatriculation suisses périmées.
Certains sites ont une vocation particulière. A tout seigneur tout honneur : la Nationale 19, l’itinéraire de liaison entre Sochaux et la capitale. C’est resté le mythe, la légende, qui s’identifie à la chanson de geste Peugeot. Elle a permis de forger le comportement routier maison. Elle a été peu à peu abandonnée avec l’arrivée des autoroutes.
Nous sommes dans les années soixante. Le tracé des routes a de lointains rapports avec celui d’aujourd’hui. Les chaussées sont étroites : entre Villersexel et Vesoul, il est difficile de croiser un poids lourd. Le profil en long est très chahuté : On décolle sur les ondulations de Combeaufontaine. De nombreux virages ont depuis été redressés. Les tronçons abandonnés donnent une idée des conditions de roulage avec des voitures dont la tenue de route était très perfectible et dont les performances demeuraient modestes. De la portière principale de Sochaux à l’usine de la Suze voisine de la porte de Charenton, les balises extrêmes du parcours, il y a 420km. Le chrono est le témoin des résultats de chacun. 4 heures, c’est la référence absolue des ténors. Pour tenir ce temps, il faut rallier Combeaufontaine en 55 mn. Le trafic n’a évidemment rien à voir avec celui de maintenant. Dans les nombreux villages traversés on trouve encore des volailles dans les rues ; le passage des bolides se traduit par une grande volée de plumes... Les obstacles marquants du parcours (virages, passages à niveau…) ont pratiquement tous été baptisés du nom de ceux qui se sont illustrés sur la route. En général là où ils l’ont quittée.
Que dire pour compléter ? A l’époque, les essais de vitesse maxi se font en Alsace, à Ste Croix en Plaine, sur une ligne droite aujourd’hui intégrée à l’autoroute Mulhouse-Colmar. Dans le Haut-Doubs, l’arrière-pays franc-comtois, trois circuits de longueur différente ont été sélectionnés pour leurs particularités et leur discrétion. Ils connaissent une utilisation intense. Tout cela est émaillé de relations parfois difficiles avec la maréchaussée. L’indulgence finit par prévaloir. Mais il n’est pas facile d’expliquer à un brigadier que la voiture qu’il vient d’intercepter pour comportement anormal a un numéro de châssis, un numéro d’immatriculation et une carte grise sans rapport les uns avec les autres, qu’il n’y a pas de certificat d’assurance, et qu’en plus le chauffeur, distrait, n’a pas son permis de conduire sur lui. Vécu.
Il y a aussi des missions plus lointaines. Elles regroupent dans le secret le gratin du monde des essais. Tous à demi sorciers, en quête du meilleur pour leur « proto ». Dans l’univers Peugeot, il existe un territoire mythique, la Testanie. De quoi s’agit-il ? C’est une vaste région uniquement peuplée d’essayeurs. Sa localisation géographique fluctue dans le temps et dans l’espace. Au gré des températures et des conditions recherchées, elle connaît des prolongements africains, scandinaves et même nord-américains. Les techniciens y font des apparitions furtives et mènent une existence vagabonde. Ces territoires sauvages se dévaluent avec le temps, envahis par des photographes traquant les nomades qui s’enfuient. Les débuts de la Testanie sont à rechercher dans la région des pavés du Nord. Quelques tronçons, dont ceux traditionnellement réservés au Paris-Roubaix, ne permettent plus de localiser ce terrain que notre 504 a fréquenté.
Tout cela était d’exploitation difficile, avec des pertes de temps considérables. C’est ainsi que l’on décida la construction des premières pistes de Belchamp. L’anneau de vitesse cofinancé par Peugeot et Renault a été inauguré en septembre 1968. La 504 en a peu profité. A la même époque a commencé l’exploitation du premier circuit d’endurance, toujours utilisé aujourd’hui au cœur d’un ensemble qui n’a cessé de grandir.
Regards vers l’extérieur
Que penseriez-vous maintenant de quelques portraits croqués chez les fournisseurs liés à l’histoire de la 504 ? Je vous propose trois morceaux choisis.
La Société Kugelfischer, installée à Stuttgart, avait développé pour Peugeot un système d’injection à commande mécanique que vous connaissez bien, le KF5 puis 6. D’où la présence fréquente à Sochaux d’un technicien. Ce personnage comprenait d’autant moins le français qu’il se trouvait en situation difficile. Avec un accent bavarois prononcé, il singeait facilement l’incompréhension totale… Il s’est trahi lors d’un congrès à Munich. Pour être agréable à Peugeot, il propose la visite du château du Nymphenburg, le Versailles local. Le patron des Labos de la Garenne nous entreprend sur les histoires d’alcôve plutôt lestes de la cour de Bavière. Pour conclure un exposé plein de rebondissements ( !), il dit à notre Allemand : « Chez nous, ces choses-là, en marge de l’histoire, nous appelons cela la petite histoire … » Réaction de l’intéressé avec l’accent habituel : « Si jé gombrends bien, la bedite hiztoire, cè n’est blus de l’hiztoire, cé sont des hiztoires…». Il avait du mal à comprendre le français…
Je vous emmène maintenant à la Zahnrad Fabrik qui fabriquait les boîtes automatiques 3HP12 puis 3HP22 équipant certaines de vos voitures. Z.F. était installée au bord du lac de Constance. Son chef de fabrication d’alors était un souabe jovial et rubicond. Il avait eu une vie mouvementée. Il en portait les cicatrices. Au début de la guerre, il était pilote de bombardier dans la Luftwaffe. Au cours d’une mission sur le Sud Ouest de la France, son avion est abattu. Lui et ses coéquipiers sautent en parachute et se retrouvent en pleine mer dans le golfe de Gascogne. Ils ont la chance d’être repêchés par un bâtiment léger de l’U.S. Navy (pas encore en guerre). Ils prennent le chemin de l’Amérique. Lui-même passe la guerre dans les champs de coton du Sud au milieu des noirs. Il se lie d’amitié avec certains d’entre eux. Parlant bien sûr couramment l’anglo-américain, il avait l’accent des chanteurs de gospels.
Un mot du concurrent anglo-saxon de ZF, Borg Warner. Le représentant de la marque auprès de Peugeot avait un fort accent british et une faconde hors du commun. Ancien pilote d’essai moto chez Vincent, resté un casse-cou impénitent, il avait un penchant prononcé pour le whisky et la cuisine française. C’était l’heureux propriétaire de quatre voitures, deux caravanes, une douzaine de motos de tout âge dont une… un bijou, que « sa femme n’aimait pas du tout dans le salon ». Nous l’avons vu un jour arriver à Sochaux au guidon d’un side-car vénérable, avec un serre-tête en cuir d’avant-guerre et les lunettes de la même époque… Ce personnage maîtrisait très bien notre argot. Pour la 504, lors d’une discussion de contrat à haut niveau avec les dirigeants de Peugeot, il dit à l’un d’entre eux : « Mon p’tit pote, faut pas pousser… »
Le cadre urbain et industriel
1964-1968. Quel est le cadre ? Montbéliard est encore une petite sous-préfecture au passé luthérien. Elle respire au rythme d’une production automobile d’environ 360 000 véhicules/an. Le déroulement des jours répond à des horaires longs. 24 000 personnes (bientôt beaucoup plus) travaillent dans des usines encore traversées par la nationale. Au milieu des vélos, une noria de bus amène sur place un personnel ramassé dans un rayon de 70km. Un personnel qui cultive un paradoxe. Celui d’être capable de revendications sociales virulentes et d’avoir en même temps un esprit d’entreprise cocardier et très ombrageux.
En un peu plus de dix ans, l’agglomération vient de vivre un bouleversement complet, une invasion. Des cadres venus de partout bousculent les habitudes. L’arrivée massive d’une main d’œuvre étrangère, surtout maghrébine, efface peu à peu le souvenir de l’ouvrier paysan. Elle va faire vivre jusqu’à aujourd’hui à la zone urbaine une bizarre colonisation à rebours.
Fonderie d’outillage |
Le site de production comporte encore des ateliers de métallurgie, notamment une fonderie de fonte et un atelier de forge monumentaux aujourd’hui disparus. Une coulée de cubilot ou une frappe de vilebrequins ne passent pas inaperçus dans les environs. On sait d’où vient le vent… |
Les ouvriers spécialisés sont dénommés ainsi alors qu’il faut peu de temps pour les spécialiser. Dans une équipe, surtout si les tâches sont un peu complexes, les plus dégourdis ont le statut de régleur. Ils sont capables d’occuper à la demande tous les postes de travail. Ils sont à la fois reconnus et jalousés… |
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Chaque usine a ses bruits, ses odeurs. En mécanique les machines créent une énorme rumeur. Ça fleure bon l’huile de coupe. L’encadrement de tout notre petit monde, c’est d’abord le chef d’équipe, transposition pacifique du sergent, avec la même autorité efficace et à courte vue, et une obsession : pas de rebuts. Au-dessus, au-delà des contremaîtres, le pouvoir local indiscutable, c’est le chef d’atelier. Les chefs d’atelier, ce sont les seigneurs de la production. Pour la plupart anciens fleurons de l’école d’apprentissage Peugeot, cadres assimilés. Dans un après-guerre difficile ils ont dû leur progression à la force du poignet, à leur expérience. Hommes à forte personnalité, ils sont souvent mi-paternalistes mi-fachos. Leur religion : sortir la production demandée contrôlée bonne. Comme disent nos voisins suisses, c’est propre en ordre.
Postes de l’usine de Carrosserie (chaîne, peinture et descente de caisse)
Tout ce monde industriel se transforme lentement. La société, elle, bouge plus vite, trop vite. Pris par notre lancement, nous n’avons pas vu venir la grande secousse. Ce qu’on a appelé mai 68, qui, en fait, a commencé avant et fini bien après. Des évènements qui vont pendant plusieurs semaines ébranler la France et mettre l’entreprise en difficulté.
Que se passe-t-il alors ? Comme un peu partout, on laisse s’installer une chienlit surréaliste. Tout débute par une grève générale dure, d’inusables piquets de grève interrompant toute activité. On s’installe dans un provisoire-qui-dure bizarre. Des réseaux de communication se mettent en place, au cinéma le Prado de Sochaux et au Cercle-Hôtel Peugeot, en dehors du périmètre des usines. Les nouvelles jugées importantes sont relayées par des filières vite rodées et efficaces. Elles véhiculent des bobards sans limites… Des talents graphiques se révèlent. Les murs se garnissent, aux abords des portières, de véritables œuvres d’art de grandes dimensions, comme celle réalisée juste en face du Cercle-Hôtel sur le thème de « la mort du Lion. » On ne donne à le voir pas cher de la peau de cette pauvre bête. Il y a eu une propension sans limite à refaire le monde. Sochaux en a eu sa part.
Tout s’embrase le 11 juin, le jour le plus long de ce grand chambardement. Une journée trop violente, souvent évoquée. Elle laisse chacun groggy, comme frappé d’une gueule de bois monumentale… Puis la vie quotidienne reprend. Certains écriront alors sur les murs : « L’ennui revient». Les conséquences insoupçonnées de toute cette agitation sont apparues peu à peu. Ce fut une autre affaire.
Pour la société, bousculée dans son organisation même, la sanction est sévère : un retard de 6 mois du lancement de la 504. Mais, sans autre anicroche, la voiture démarre fort bien. Elle était solide.
Salon de Paris
Conclusion
Que dire pour conclure ? Pour moi, c’est évident : le mot de la fin vous appartient. Cette voiture, vous la connaissez bien. Vous avez pour elle des soins jaloux. Pour ma part, j’ai tenté de vous montrer comment et surtout dans quel climat elle a vu le jour. C’était une affaire de passionnés, de gens qui concevaient avant tout une voiture pour se faire plaisir. Si j’ai contribué à vous familiariser un peu avec cette fin des années soixante, alors j’ai rempli mon contrat. J’aurais voulu bien sûr un contact direct et en parler avec vous à bâtons rompus. Je vous souhaite à tous beaucoup de plaisir au volant de vos 504 !
Post-scriptum
Vous n’êtes pas les seuls inconditionnels. En 1987, je passais des vacances dans le Sud Ouest des Etats Unis. Nous roulions en 505. A un parking, au Grand Canyon, notre voiture est détaillée par une sexagénaire américaine frisottée et souriante. Nous engageons la conversation. Nous découvrons la propriétaire très attentionnée d’une 504 Diesel. Elle nous déclare que cette Peugeot est la meilleure voiture du monde, toute fière d’avoir fait avec elle deux bonnes centaines de milliers de kilomètres et de nous en montrer une photo. Une voiture vert pâle métallisée, comme neuve. Mystère : cette dame n’avait jamais mis les pieds en France et ne parlait pas un mot de français…
Terminons par une leçon d’économie vécue chez Michelin à la même époque par un jeune ingénieur, devenu plus tard responsable de qualité chez Peugeot. Chargé d’une étude difficile, il est un jour convoqué chez le grand patron. Il soigne sa présentation, met sous le bras le dossier en cours, révise bien sa leçon. Accueil courtois. Sans attendre, le grand chef lui demande : « Est-ce vous qui avez signé ce bon ? » en montrant une commande de fournitures, qui portait sur l’achat de six balais. Intrigué, l’ingénieur reconnaît sa griffe et répond : « Oui, Monsieur. » Nouvelle question : « Etes-vous sûr que les balais étaient usés ? » Réponse gênée : « Monsieur, je m’en étais assuré…- Très bien, jeune homme, les balais étaient usés, mais sans doute pas les manches ? -… - Alors vous auriez dû commander six balais sans manche… » Lourd silence. « Allons, restons-en là, mais n’oubliez jamais les balais … »